Le 7 Janvier 2002, le couturier Yves Saint Laurent met fin à sa carrière. Face à la presse, il lit un texte magnifique où il dit "j'ai côtoyé les faiseurs de feu dont parle Rimbaud,...je me suis trouvé,...j'ai compris que la rencontre la plus importante de la vie était la rencontre avec soi-même." Á méditer ! Voici sa déclaration en intégralité :
"Mesdames et messieurs,
Je vous ai conviés aujourd'hui pour vous annoncer une nouvelle importante qui concerne ma vie personnelle et mon métier. J'ai eu la chance de devenir à 18 ans l'assistant de Christian Dior, de lui succéder à 21 ans et de rencontrer le succès dès ma première collection en 1958. Il y aura 44 ans dans quelques jours. Depuis, j'ai vécu pour mon métier et par mon métier. Je veux rendre hommage à ceux qui m'ont influencé, qui ont guidé mon action et m'ont servi de référence. Tout d'abord Christian Dior qui fut mon maître et qui, le premier, me fit découvrir les secrets et les mystères de la haute couture. Balenciaga, Schiaparelli. Chanel, bien sûr, qui m'a tant apporté et qui, on le sait, a libéré les femmes. Ce qui m'a permis, des années plus tard, de leur donner le pouvoir et, d'une certaine manière, de libérer la mode. En ouvrant en 1966, pour la première fois au monde, une boutique de prêt-à-porter à l'enseigne d'un grand couturier et en créant sans me référer à la haute couture, j'ai conscience d'avoir fait progresser la mode de mon temps et d'avoir permis aux femmes d'accéder à un univers jusque-là interdit.
Comme Chanel, j'ai toujours accepté la copie et je suis très fier que les femmes du monde entier portent des tailleurs-pantalons, des smokings, des cabans, des trench-coats. Je me dis que j'ai créé la garde-robe de la femme contemporaine, que j'ai participé à la transformation de mon époque. Je l'ai fait avec des vêtements, ce qui est sûrement moins important que la musique, l'architecture, la peinture et bien d'autres arts, mais quoi qu'il en soit, je l'ai fait. On me pardonnera d'en tirer vanité, mais j'ai, depuis longtemps maintenant, cru que la mode n'était pas seulement faite pour embellir les femmes, mais aussi pour les rassurer, leur donner confiance, leur permettre de s'assumer. Je me suis toujours élevé contre les fantasmes de certains qui satisfont leur ego à travers la mode. J'ai, au contraire, voulu me mettre au service des femmes. C'est-à-dire les servir. Servir leur corps, leurs gestes, leurs attitudes, leur vie. J'ai voulu les accompagner dans ce grand mouvement de libération que connut le siècle dernier.
J'ai eu la chance de créer en 1962 ma propre maison de couture. Il y a 40 ans. Je veux remercier ceux qui m'ont fait confiance dès le début. Michel de Brunhof qui me conduisit chez Christian Dior. Mack Robinson qui crut en mon destin et me permit d'ouvrir ma maison. Richard Salomon à qui je dois tant. Comment pourrais-je oublier des journalistes tels que John Fairchild, Carmel Snow, Diana Vreeland, Nancy White, Eugenia Sheppard, Edmonde Charles-Roux, Françoise Giroud? Plus près de moi, je veux remercier Pierre Bergé, bien sûr, mais est-ce la peine d'insister? Anne-Marie Munoz, la merveilleuse Loulou de la Falaise.
Il m'est impossible de citer tous les premiers et premières d'atelier qui m'ont accompagné depuis le début. Pourtant, qu'aurais-je fait sans eux ? Sans leur grand talent que je me plais à saluer. Tous les ouvriers et ouvrières dont le dévouement admirable m'a tellement aidé et à qui je veux exprimer ma profonde gratitude comme je l'exprime à l'ensemble de ma maison.
Je veux remercier les femmes qui ont porté mes vêtements, les célèbres et les inconnues, qui m'ont été si fidèles et qui m'ont causé tant de joies. J'ai conscience d'avoir pendant ces longues années accompli mon travail avec rigueur et exigence. Sans concessions. J'ai toujours placé au-dessus de tout le respect de ce métier qui n'est pas tout à fait un art mais qui a besoin d'un artiste pour exister. Je pense que je n'ai pas trahi l'adolescent qui montra ses premiers croquis à Christian Dior avec une foi et une conviction inébranlables. Cette foi et cette conviction ne m'ont jamais quitté. Tout homme pour vivre a besoin de fantômes esthétiques. Je les ai poursuivis, cherchés, traqués. Je suis passé par bien des angoisses, bien des enfers. J'ai connu la peur et la terrible solitude. Les faux amis que sont les tranquillisants et les stupéfiants. La prison de la dépression et celle des maisons de santé. De tout cela, un jour je suis sorti, ébloui mais dégrisé. Marcel Proust m'avait appris que «la magnifique et lamentable famille des nerveux est le sel de la terre». J'ai, sans le savoir, fait partie de cette famille. C'est la mienne. Je n'ai pas choisi cette lignée fatale, pourtant c'est grâce à elle que je me suis élevé dans le ciel de la création, que j'ai côtoyé les faiseurs de feu (*) dont parle Rimbaud, que je me suis trouvé, que j'ai compris que la rencontre la plus importante de la vie était la rencontre avec soi-même. Les plus beaux paradis sont ceux qu'on a perdu.
Pourtant j'ai choisi aujourd'hui de dire adieu à ce métier que j'ai tant aimé. Le prochain défilé auquel je vous convie le mardi 22 janvier prochain à 18 heures au Centre Georges-Pompidou sera en grande partie une rétrospective de mon oeuvre. Beaucoup d'entre vous connaissent déjà les modèles qui défileront. J'ai la naïveté de croire qu'ils peuvent braver les attaques du temps et tenir leur place dans le monde d'aujourd'hui. Ils l'ont déjà prouvé. D'autres modèles de cette saison les accompagneront. Je veux remercier également M. François Pinault et lui exprimer ma gratitude pour me permettre de mettre harmonieusement un point final à cette merveilleuse aventure et qui a cru comme moi que la haute couture de cette maison devait s'arrêter avec mon départ. Enfin, je veux vous remercier, vous qui êtes ici et ceux qui n'y sont pas, d'avoir été fidèles aux rendez-vous que je vous ai donnés depuis tant d'années. De m'avoir soutenu, compris, aimé. Je ne vous oublierai pas."
Yves Saint Laurent par Chloé Van Paris:
https://www.youtube.com/watch?v=FMLrvlM78XA
Biographie:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Yves_Saint_Laurent
(*) YSL fait sûrement allusion ici au "voleur de feu" dans "La lettre du voyant" d'Arthur Rimbaud.